Tulle, 9 juin 1944

le 8 juin 1944, la division blindée SS Das Reich qui se dirigeait vers le lieu du débarquement pour prêter main forte à l’armée allemande, entre dans Tulle libérée par les maquis F.T.P. (Francs Tireurs et Partisans).

le 9 juin au petit matin, les SS prennent en otage des centaines d’hommes et les rassemblent dans la manufacture. Après un tri absurde et arbitraire qui durera des heures, 99 hommes de 17 à 42 ans sont pendus aux balcons de la ville dans un climat de terreur sous les yeux de la population, 149 hommes sont déportés dont 101 ne reviendront pas des camps de concentration. Le 10 juin au matin une branche de la même division prend le chemin d’Oradour-sur-Glane.

Elle fut longue, la vérification de papiers. Je voyais, de loin, là-bas, devant la direction de l’établissement, un groupe confus : les autorités de la ville mêlées aux uniformes allemands. On distinguait vaguement la formation de trois groupes : l’un à droite, l’autre à gauche, et quelques isolés, dans le milieu. À quoi répondait ce classement ? Mystère encore. « Walter », le chef de la Gestapo, interrogeait, examinait les papiers qu’on lui tendait, puis, d’un geste de son index, envoyait l’interpellé dans la colonne du milieu. Il faisait les réflexions les plus inattendues, les plus saugrenues : « vous êtes bien mal rasé, bien mal ciré. D’où sortez-vous cette capote ? Vous auriez pu la faire teindre ». Certains étaient appréhendés plusieurs fois puis abandonnés. D’autres étaient envoyés dans la colonne du milieu puis revenaient. Le Maire, ou plutôt le président de la délégation spéciale, dressant sa silhouette sur le milieu de la chausée, annonça : « Pour que la vie reprenne en ville, sortez …les employés de préfecture … » ils se rangèrent sur la route « les employés de mairie », ils se mirent à la suite…; « les employés des P.T.T…., du gaz…, les électriciens » (lesquels ? marchandages) ; « les chefs d’ateliers, sous-chefs, agents de maîtrise de la Marque, de la Manufacture »… (des mots plus ou moins techniques furent prononcés), « les entrepreneurs, les bouchers, les boulangers, les épiciers, les maraîchers, les pompiers, les services des eaux, les services du ravitaillement, les services financiers, les services des colonies de vacances, les garagistes (peut-être) »… « les docteurs, les pharmaciens, etc ».

Un choix au petit bonheur. Travail fait rapidement, en vitesse. Il y eut certes des oublis, des erreurs dans les deux sens….

Pour que la vie reprenne en ville ? Quelle dérision ! C’était sans doute pour que la vie reprenne en ville qu’on avait accroché des cordes aux potences et aux balcons. Mais cela, nous ne le savions pas encore… Nous restions 600 au maximum. Quels étaient ces hommes ?

C’étaient des hommes dont on n’avait pas besoin pour que la vie reprenne : êtres inutiles, parasites, douteux, donc suspects. C’étaient des jeunes ; les jeunes n’ont, en général, pas de situation : ils sont écoliers, élèves, étudiants, apprentis.

Il y avait aussi beaucoup de vieux de plus de 50 ans… Ces hommes étaient des ouvriers, des artisans, quelques fonctionnaires inutiles sûrement des terroristes ! …

Sur la place de Souilhac, cette foule compacte avait confiance. Ils étaient si nombreux. N’étaient-ils pas là, tous des hommes libres, égaux, des frères ? Ah ! Malheureux ! Vous aviez oublié qu’une révolution avait balayé tous ces mots. Egaux ? Pas même devant la mort. On allait vous le montrer dans quelques instants. Et le tri avait commencé

 

Antoine Soulier, Le Drame de Tulle

Antoine Soulier était instituteur à Tulle, raflé avec son fils Auguste qui sera pendu. Il écrira au sortir des terribles journées de juin 1944 l’ouvrage Le Drame de Tulle, référence majeure et incontournable de ces évènements car il sera le seul à cette époque, à recueillir aussitôt les témoignages directs et précis d’un grand nombre de familles de victimes. Il faudra d’ailleurs attendre le 50e anniversaire en 1994 pour que les familles aient la possibilité de s’exprimer à nouveau.

En 1993

Dans les mois précédant le 50ème anniversaire du 9 juin 44, nous sommes plusieurs à Peuple et Culture à sentir la nécessité d’engager un travail sur ces évènements qui marquent profondément la ville. Car il nous apparaît que puisque depuis près de cinquante ans, seule la commémoration annuelle les rappelle et qu’ils sont effacés de la mémoire nationale, il en va de notre responsabilité de tenter d’agir. En tant que militants d’un mouvement d’éducation populaire né dans les maquis du Vercors, en tant que citoyens de la ville, d’une génération qui n’a pas vécu directement cette histoire mais qui en est imprégnée . Nous partons alors d’un constat simple, à partir de notre expérience concrète: les hommes pendus et déportés, excepté pour leurs proches, n’ont pas de visage, et d’ailleurs à peine des noms (on dit « les suppliciés et les déportés du 9 juin 44 »…)

Nous vient alors l’intuition de prendre contact avec les familles des victimes et de leur demander si elles accepteraient de nous remettre une photographie. Avec le projet de confier les photos recueillies à un artiste pour la création d’une affiche.

Lorsque nous avons commencé à évoquer cette idée autour de nous, nous avons été presque unanimement dissuadés de le faire car, nous était-il dit, le silence était trop lourd et douloureux, les familles ne souhaitaient pas en parler.

Nous sommes cependant passés à l’acte et très vite nous avons constaté et compris que c’était l’inverse qui se produisait.

C’est Patrick Teyssandier, alors sur un poste d’instituteur mis à disposition de Peuple et Culture par l’éducation nationale, qui a conduit ce travail. La plupart du temps même le premier rendez-vous durait des heures, tant la remise de la photographie s’accompagnait du besoin de parler, d’évoquer, de s’exprimer…

A l’approche du 9 juin 1994, une soixantaine de photographies (seulement car il n’était pas si aisé que cela, cinquante ans après de contacter les familles qui ne vivaient plus à Tulle par exemple) furent réunies et confiées à Ramon (artiste et à l’époque professeur à l’école des Beaux Arts de Limoges). L’affiche qu’il réalisa fut apposée partout dans les vitrines et les lieux publics de Tulle et provoqua une intense émotion dans les familles et dans toute la ville.

Les paroles, les témoignages recueillis, entamant le silence installé depuis des années, nous conduirent à la nécessité d’imaginer une forme qui pouvait les conserver tant qu’il en était encore temps. C’est ainsi que fut réalisé par Jean Pradinas, accompagné auprès des familles par Patrick Teyssandier, le film « La mémoire des vivants» projeté au Théâtre de Tulle le 9 juin 1994.

Partie 1

Partie 2

Cette même année, sur une idée de Cueco, des arbres ont été plantés sur un terrain municipal près des jardins ouvriers de Boubacoup (au-dessus du quartier de l’Auzelou) en présence des membres des familles des victimes par le Conseil Municipal des enfants aidés par les Services techniques de la municipalité Jean Combasteil. Ces arbres ont aujourd’hui 28 ans et constituent une belle forêt propre au recueillement et une mémoire vivante sous une forme qui peut être particulièrement appropriée pour les enfants.

Et c’est à partir de là que vont se développer régulièrement pendant vingt ans plusieurs initiatives qui prendront des formes diverses. Patrick Teyssandier va s’employer pendant des années, jusqu’à sa mort accidentelle en octobre 2011, à élargir les contacts, le recueil des photographies, de témoignages, de documents grâce à son engagement, sa patience, sa ténacité, sa capacité d’écoute et d’empathie qui ont su gagner la confiance et l’estime des familles. Voici un court extrait du texte écrit et lu par Janine Picard (la fille de Henri Valade, mort en déportation) lors de l’hommage que nous avons rendu à Patrick pour l’accompagner :

« Avec tact, discrétion, Patou avait su faire s’exprimer les mères, les veuves, les enfants des suppliciés et déportés. Chacun, chacune avait pu apprécier sa gentillesse, je dirais sa tendresse fraternelle, presque filiale… »

Quelques dates marquantes (non exhaustives) des initiatives mémorielles

En 2001

Le 9 juin étant un samedi, Peuple et Culture organise tout au long de la journée, à la salle de l’Université populaire, une exposition des photographies des victimes (car 7 ans après la première collecte, beaucoup d’autres photographies ont été régulièrement recueillies), des lectures de textes par l’atelier théâtre, un film documentaire, témoignage d’un ancien déporté et enfin une intervention de l’anthropologue Véronique Nahoum Grappe, dont il nous parait important, douze ans après de citer un extrait tant ce texte apporte encore aujourd’hui des éléments de réflexion éclairants :

« En France, le nom d’Oradour sur Glane est familier même à ceux qui ne savent pas exactement ce qui s’est passé. A la libération, Oradour est devenu d’emblée un symbole de la barbarie nazie et a suscité un travail d’histoire et de mémoire, des articles, des ouvrages, un musée qui deviendra plus tard centre de la mémoire. Oradour est dans les manuels scolaires. Tulle a échappé à la mémoire nationale. Pourquoi ? Peut-être est-ce dû au fait que les Tullistes ont assisté au martyr des leurs après un processus de tri. Je crois qu’il n’y a rien de plus avilissant que de trier les futures victimes devant leurs proches, de sélectionner ceux qui resteront en leur laissant la culpabilité inconsciente entre la mort par le feu, quasi sacrificielle et « purificatrice » et celle par pendaison, souvent perçue comme infamante et « basse » dans de nombreuses civilisations dont la nôtre. Il est troublant de constater que le poids du silence peut envahir tout l’espace de communication collective : silence dans les familles, silence sur la place publique, silence dans tout le pays… Les nouvelles générations ne savent rien, mais parfois elles sentent peser quelque chose…

Dans les années 90, Peuple et Culture décide de prendre contact avec les familles des victimes. Jusqu’àlors, seule la commémoration annuelle rappelle ces évènements tragiques sur lesquels ont pesé pendant des années une chape de silence, de non-dits et de souffrance tues.

La cérémonie, le rituel, peuvent commémorer sans convoquer la mémoire paradoxalement : on peut ainsi pendant quarante ans évoquer en fanfare et drapeau, le souvenir d’une période historique douloureuse et en effacer en même temps l’histoire réelle ! La commémoration ritualisée peut alors en se répétant, enterrer de plus en plus profondément son propre objet. Il faut revenir aux témoignages enfouis, aux souffrances réelles, aux faits avérés et précis : il fait accepter le miroir difficile de ces faits et ainsi exhumer les « cadavres dans les placards » (qui eux aussi doivent être enterrés normalement !), les culpabilités diffuses qui sont des ferments de désespoir secrets et de haines détournées, matrice d’une vie politique pétrie de fausseté et de ressentiments. Un tel travail a seulement été ébauché à Tulle et il serait indispensable de le continuer.

Qu’est-ce que le devoir d’histoire ? C’est donner sa place à la version des victimes en recueillant leurs témoignages, leur parole. A partir de là, un travail d’historien consiste à rassembler un faisceau de faits, dégager une logique historique des choses inscrites dans le respect de la parole des survivants. Il y a eu crime ici et ça a fracturé la vie de bien des gens, il faut en faire l’histoire très sérieusement. D’autant plus sérieusement, justement documentée, sans idéologie, sans à priori, c’est ce qui fait que la victime survivante peut enfin être délivrée.

Lorsque le silence est aussi inscrit dans le rapport à soi-même et que la force du déni a envahi tout le champ de la conscience, entendre ou lire le récit des faits peut avoir une valeur de réconciliation avec la vie, après un moment de crise intense et d’émotion terrible. À quoi sert le souvenir de ces morts s’il n’implique pas un devoir de présence à ce qu’il aurait fallu et ce qu’il faudrait faire si on voulait vraiment lutter contre ce qui les a tués ? Dénoncer, dénoncer, à défaut de résister. Plutôt que le recueillement et la commisération, ne faut-il pas privilégier la réflexion sur la présence du passé, dénoncer les ressemblances du présent, dévoiler la permanence de l’horreur pour mieux prévenir son renouvellement ? Car qu’il s’agisse du Rwanda, de l’Algérie, de l’ex-Yougoslavie, du Soudan, du Congo Brazzaville, de la Tchétchénie ou de la barbarie nazie, l’histoire répète de terribles crimes contre l’humanité : être fidèle aux pendus de Tulle, c’est, en acceptant leur histoire sans trou ni blanc, réagir et agir contre les pouvoirs assassins qui les ont massacrés et continuent sous des formes différentes à massacrer. La vraie mémoire des victimes du nazisme, c’est la résistance à tout ce qui peut lui ressembler de près ou de loin. »

 

Extraits de l’intervention « Violence d’état »

de Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue,

Tulle le 9 juin 2001

En 2004,

pour le 60ème anniversaire
  • Publication de l’ouvrage Tulle 9 juin 44.
    Cet ouvrage rassemble les photographies (cette fois d’une grande majorité des victimes) avec une biographie. La réalisation en a été confiée à Estelle Pianet, une jeune graphiste de Besançon (pour son approche d’une grande radicalité hors des modes et des formes graphiques convenues). Elle choisit pour l’ouvrage une couverture vierge, ni titre, ni éditeur, ni collection. Rien, comme s’il manquait quelque chose ou quelqu’un.
    « Après avoir lu les récits, il m’est apparu nécessaire de commencer l’ouvrage par un blanc muet. C’est-à-dire commencer par une minute de silence, un recueillement ».
    S’est posée ensuite la question de la structure même du document. Mettrait-on en premier les portraits des pendus, en second les déportés, en troisième les déportés revenus de déportation… Un tel classement n’aurait été qu’une façon de reproduire inconsciemment le tri. D’où le choix de l’ordre alphabétique qui évite toute hiérarchisation dans l’horreur et la souffrance.
    Chaque page est personnalisée, à chaque fois différente pour rendre compte des particularités de vie propres à chacun, d’une dimension individuelle souvent gommée par une tragédie collective.
    Nous avons la conviction qu’une grande attention à la forme par laquelle la mémoire est transmise, notamment par la recherche d’une forme artistique, est une manière de rendre leur dignité à ces hommes avilis par le nazisme.
  • Exposition « In memoriam » à l’église St Pierre.
    C’est ainsi que quelques mois avant le 60ème anniversaire, nous nous adressons à des artistes plasticiens qui ont travaillé avec Peuple et Culture précédemment, pour leur demander la création d’une oeuvre en hommage aux victimes. Henri Cueco, Georges Rousse, Gracia Barrios et José Balmes (tous deux peintres chiliens qui ont subi la dictature de Pinochet) répondent à l’appel.
  • Édition d’un port-folio par l’Arthothèque du Limousin, 5 lithographies et sérigraphies originalesde Ramon, Henri Cueco, George Rousse, Tony Soulié, signées et tirées à 40 exemplaires

En 2006

Deux ans plus tard, à partir d’autres photographies et de témoignages collectés, Patrick Teyssandier et Jean-Claude Filliol réalisent un DVD comportant cette fois plusieurs photographies de chacune des victimes et des témoignages de vie, auxquels douze personnes (adultes, jeunes, enfants) prêtent leurs voix.

La musique originale qui les accompagne est composée par Jean-Yves Depecker (musicien, compositeur, professeur au Conservatoire national d’Aurillac).

Le montage est projeté sur grand écran à la salle Latreille le 9 juin 2006 en présence de nombreuses familles. Jean-Yves Depecker accompagne la projection en direct.

Affiche, ouvrage, film «La mémoire des vivants», DVD, port-folio disponibles sur demande à Peuple et Culture.

En 2018

Avec la complicité de leurs enseignants, les enfants de plusieurs écoles de Tulle sont invités à venir découvrir la Forêt du Souvenir et à se souvenir du 9 juin 44 sous une forme autre que la commémoration officielle. Les photos des hommes pendus et déportés sont apposés sur les arbres et l’histoire leur est racontée par des fils et filles de victimes.

En 2019

Alors que Jean Viacroze, le dernier survivant revenu de déportation vient de mourir et regardait avec inquiétude la montée des idées d’extrême droite, Fabienne Yvert, artiste invitée par Peuple et Culture, propose une installation dans les arbres : « que les yeux de ces hommes nous regardent et nous prennent à témoin dans cette forêt ».

En 2020

Pour la première fois depuis les crimes perpétrés par la division Das Reich, la commémoration dans sa forme rituelle ne pourra avoir lieu pour cause de Covid.

Nous avons alors cherché une forme permettant ce jour et les jours et semaines après de se souvenir. Sur une idée de Fabienne Yvert des bancs ont été construits. Pour s’asseoir un moment, se recueillir.

Travail de mémoire

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